lecture : Les Incas, d'Alfred Metraux

En 1962, Claude Lévi-Strauss commentait ainsi la publication des Incas d'Alfred Métraux : " Il n'existe certainement pas [...] de meilleure introduction à la connaissance des sociétés péruviennes, et bien que ce livre soit accessible au lecteur le moins préparé, les américanistes eux-mêmes y trouveront beaucoup de renseignements naguère épars, ici rassemblés pour la première fois, en même temps que l'occasion d'utiles réflexions. "

Pendant longtemps, j'avoue avoir eu enormement de mal a differencier - chronologiquement - les Mayas, Incas, et Azteques. En fait, les Mayas sont les plus anciens et vivaient dans le Guatemala actuel, leur civilisation a plus ou moins disparu vers l'an 1500, soit en meme temps que l'arrivee des premiers Europeens, qui ne les ont donc pas connus directement. Les Azteques etaient etablis au centre du Mexique, depuis envion 1200; Mayas et Azteques appartiennent aux civilisations dites de Meso-Amerique, qui partagent une culture commune depuis 2 500 ans avant JC. Les Incas eux, habitaient sur un territoire allant de l'Equateur au Chili, quasiment en meme temps que les Azteques. Ces deux civilisations se sont toutes deux effondrees avec l'arrivee des Europeens. Enfin, leurs descendants sont toujours la, mais bien evidemment ce n'est plus la meme chose culturellement parlant.

Par ailleurs, si le terme "inca" est passe dans le langage courant pour designer tout un groupe de personnes, de base il s'agit d'un titre donne au seul chef de l'Empire. C'etait l'Inca au singulier.

 

Le bouquin n'est pas tres epais (180 pages format poche), mais fait une bonne synthese de ce qu'on a besoin de savoir. Toutefois, il met plus l'accent sur la chronologie des differents evenements de l'histoire inca que le traitement des divers aspects de sa culture et/ou vie quotidienne; meme si on en parle aussi bien entendu! Il s'agissait d'une civilisation particulierement brillante, juste, et avancee, dont auraient du s'inspirer bien des pays europeens de l'epoque...

Alfred Metraux connait parfaitement son sujet (voir sa courte biographie en fin d'article), et meme si le livre date de 1961 (mis a jour en 83, longtemps apres la mort de l'auteur), et qu'il fait forcement l'impasse sur des decouvertes archeologiques plus recentes, il n'en reste pas moins une excellente introduction au sujet.

Mais j'avoue que la derniere partie est parfois penible a lire. Oh, ca n'est absolument pas la faute de Metraux, loin de la! Non, c'est a cause de la description des traitements IGNOBLES dont ete victimes les Incas par les colons occidentaux (et les Azteques n'ont surement ete guere mieux traites). A l'instar des Juifs sous le regime nazi, on a l'impression d'une sorte de resignation, de croyance que le pire ne peut pas arriver alors qu'en fait on devra subir encore pire que le pire. On nous parle notamment du travail dans les mines de mercure.

Le calvaire (...) commencait avec le voyage, parfois de deux ou trois mois, qui les menait de leur village a la mine. Ils partaient accompagnes de leurs femmes et de leurs enfants, dont beaucoup mouraient en route. Lorsque leur tour venait de monter a la mine, ils y restaient cinq jours et cinq nuits d'affilee (...) On exigeait de chaque homme vingt-cinq sacs de cinquante kilogrammes de minerai en douze heures. Pour les extraire, il fallait se trainer par d'etroites galeries et emprunter des echelles mal assurees. Ne pouvant satisfaire a de telles normes, les Indiens louaient des assistants sur leurs maigres salaires, d'ailleurs diminues si le quota n'etait pas rempli.L'achat des bougies (...) incombait aux ouvriers. La plupart des Indiens, inevitablement endettes, devenaient des esclaves de fait et par la meme restaient attaches a la mine (...) Au moment du depart des equipes, on voyait partout des Indiens enchaines, collier de fer au cou (...)

Ainsi s'arrangeait-on pour ne pas payer aux Indiens les sommes dues, et meme pour leur extorquer de l'argent sous forme de cadeaux et de redevances (...) Les chefs indigenes etaient battus et tortures s'ils ne livraient pas la main d'oeuvre exigee (...)

Les villages avoisinnants etaient obliges de loger et de nourrir les Espagnols en voyage, en echange de quoi ils ne recevaient que des outrages. S'ils ne pouvaient fournir les betes de somme qu'on leur reclamait, ils etaient substitues a celles-ci et portaient sur leur propre dos les fardeaux qu'il plaisait aux Espagnols de leur imposer.

J'arrete la mais croyez-moi, on nous en montre bien plus que cela. Apres la chute de l'Empire inca, la vie de ses populations fut veritablement effroyable, et ce meme jusqu'a une epoque tres recente. Je vous conseille vraiment la lecture des derniers chapitres, c'est absolument effarant. Meme si j'ai toujours eu l'image de pays pauvres dans cette region du monde, je ne pensais pas que ca allait aussi loin, et encore moins jusqu'a aussi recemment!

Enfin, une annexe tres interessante vaut le coup elle aussi, qu'on pourrait qualifier de pamphlet pro-collectivisme.

Un bon livre donc, certes plus de toute derniere jeunesse, mais qui amene a serieusement reflechir sur le fonctionnement de nos societes dites "civilisees".

"Les Incas", Alfred Metraux, 1961-1983, Seuil  

Alfred Métraux, né en 1902 à Lausanne, est un anthropologue d'origine suisse, formé à Paris, et de nationalité américaine à partir de 1941.

Spécialiste des peuples d'Amérique latine, d'Haïti et de l'île de Pâques, son œuvre touche de nombreux domaines : histoire, archéologie et ethnographie.

Ses voyages le conduisent en Argentine, où il crée en 1928 l'Institut d'ethnologie de l’université nationale de Tucumán. Il visite le Chaco et les hauts plateaux boliviens, se consacrant à l'étude de plusieurs groupes ethniques, comme les Calchaquís, les Guaranis, les Chiriguano, les Toba et les Wichís, puis les Uros-Chipaya. Il collabore avec des anthropologues américains à la rédaction du Handbook of South American Indians, contribuant notamment sur les thèmes de la religion et la mythologie.

Il se suicide le 11 avril 1963. Sa mort fait écho a un article qu'il a rédigé et qui a été publié par le Courrier de l'UNESCO quelques jours auparavant. Intitulé La vie finit-elle a 60 ans?, il y déplore le sort réservé aux personnes âgées en Occident, bien plus barbare selon lui que tout ce qu'il a pu voir dans d'autres sociétés considérées comme "primitives".

Alfred Métraux s'est spécialisé dans l'étude des peuples d'Amérique du Sud et des Caraïbes, notamment dans la paysannerie haïtienne et les cultes afro-américains. Ses travaux sur le vaudou haïtien et sur le chamanisme font d'ailleurs toujours référence aujourd'hui en anthropologie religieuse.
De plus, il lutta activement contre le racisme en coordonnant le projet interdisciplinaire à l'origine de la publication de la revue Le Racisme devant la Science.